Dans les strates supérieures du Havre, l’air chaud empeste les crottes de rats. C’est un bien petit prix à payer pour manger gratuitement. Les filles normales détalent en hurlant à la vue des rats, mais je ne peux pas m’offrir le luxe de la peur. (…) Je suis folle d’imaginer des dangers au moindre tournant, mais, depuis que mon frère Drake et moi sommes devenus orphelins, il y a trois ans, j’ai toujours l’impression d’être suivie. Mon frère est en pleine croissance et, à l’aube de la puberté, il a maigri. Il a besoin de plus de viande. Je poursuis donc ma mission. Concentrée sur les grattements des griffes, clic-clic-clic, je prends pour cible des rongeurs, un après l’autre. J’évalue chaque corps, chaque respiration. L’un d’eux s’aventure en trottinant dans un fragment de lumière et lève la tête pour me regarder dans les yeux. Erreur fatale, monsieur le Rat. Prisonnier de mon regard, le rongeur est incapable de se détourner. (…) Concentrant mon pouvoir, je me représente le cœur du rat, le sens se comprimer, donne à mes émotions l’ordre de resserrer leur emprise. Le rongeur écarquille les yeux, ses moustaches luisantes d’humidité. En ouvrant sa gueule, il révèle des dents aussi pointues que des aiguilles. Je sens un frisson me traverser, mais je ne peux pas reculer. J’irai jusqu’au bout. Il le faut. Drake doit manger. Le rongeur se fige, tous ses muscles se raidissent d’un coup. Son coeur ralentit, puis l’animal tombe sur le flanc, haletant, ses pattes agitées par les affres de la mort. La compassion me monte à la gorge, mais je la repousse : un seul rat ne satisfera pas très longtemps l’appétit de Drake. Dès que je suis sûre que la bête est morte, je la prends par la queue et je cherche une nouvelle victime, puis encore une autre.